Quand le design investit le rural, et vice versa

Confronté à l'urgence climatique et à l'épuisement des ressources, le design a entamé sa transition écologique depuis plusieurs années. Design circulaire, expérimentation de matériaux naturels innovants, biomimétisme imprègnent désormais les travaux des créateurs. La crise du Covid est venue percuter cette tendance de fond, poussant hors des villes des professionnels du design plus que jamais désireux de retisser le lien avec la nature et de repenser nos objets et lieux, au plus près des besoins des populations et des ressources locales.
 
"Alors que le progrès tel que nous l’avions imaginé est remis en cause du fait de ses effets délétères sur les ressources, le climat et le monde vivant, de nouvelles formes de développement plus proche de la nature voient le jour, pour lesquelles la campagne offre un terrain d'expérimentation idéal", expliquait récemment au Monde Matali Crasset. L'icône du design français sait de quoi elle parle : originaire de Châlons-en-Champagne et issue d'une famille d'agriculteurs, son attachement au monde rural lui vaut de collaborer à des projets à petite échelle, ancrés sur leur territoire, bien loin des grandes séries qu'elle crée par ailleurs pour Ikea ou Alessi. Parmi ses réalisations récentes, Le Blé en herbe, une école conçue pour une commune bretonne - Trébédan, 380 habitants – ou encore des structures bois pour Vent des forêts, un centre d’art contemporain situé au beau milieu de la forêt de la Meuse.

Antoine Fenoglio, autre designer en vue (agence Les Sismo) vit désormais entre Paris et Lavaufranche dans la Creuse, dans une commanderie médiévale acquise il y a quelques années. Loin de l'agitation de la capitale, l'ambiance monacale de ces bâtiments entourés de nature, l'inspire. C’est ici qu’il a conçu la scénographie de bambou de l’exposition « Prendre soin » pour Lille Design 2020. Un lieu tourné vers le partage et le faire-ensemble, où il invite ses clients à mettre la main à la pâte, en participant à des ateliers de forge ou d’agroforesterie.

Cet engouement des designers pour la campagne vient aussi du fait que les territoires ruraux concentrent tous les grands défis sociétaux de notre époque : mobilité, raréfaction des services publics, isolement des personnes âgées, déserts médicaux, fracture numérique, phénomènes climatiques extrêmes qui anéantissent les récoltes, etc. Soucieux de rendre nos territoires vivables et désirables, artistes et designers entendent apporter des solutions concrètes. "La campagne est l’angle mort des politiques publiques et de la modernité, c’est pourquoi ce milieu est devenu particulièrement intéressant à investir pour les designers. Ils en font un lieu d’expérimentation (…) », explique le directeur de l’EnsAd (École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris).
 
Ces nouveaux designers ruraux pratiquent une économie circulaire et solidaire, basée sur le troc et l'échange de savoir-faire. L'un crée l’identité graphique d’une ferme contre le prêt d’une machine agricole. Cet autre, installé en Dordogne, sculpte des objets à partir de matériaux récupérés localement : des chutes de cuivre collectées chez des plombiers pour couler du bronze, de la cire cédée par un apiculteur en échange d'un coup de main pour produire son miel.
 

Inimaginables il y a peu, de nouvelles formations dédiées au développement des territoires ruraux par le design voient le jour dans la France profonde, loin des grandes métropoles. L’EnsAD inaugure cette année un programme post-master hors-les-murs à Nontron, en Dordogne, en relation avec les acteurs locaux. Les étudiants en "Design des mondes ruraux", plancheront sur des projets autour du soin et de l’accompagnement des personnes âgées ou la condition des adolescents en milieu rural. Le célèbre designer Thomas Dariel, fondateur de Maison Dada, porte quant à lui un projet de campus international dédié au design et aux métiers de d'art à Champignelles (Yonne), petite commune située entre Gien et Auxerre. Baptisé MaNa, il ouvrira ses portes en 2022.
 

En parallèle à ce mouvement des designers vers la ruralité, les paysans, confrontés à de nombreux défis (appauvrissement des sols, dérèglement climatique impactant les récoltes, perte de biodiversité…) se piquent à leur tour de design. À la manière des créateurs, ils inventent des solutions pour produire mieux en prenant en compte les particularités locales, façonnent leurs propres outils et méthodes pour réinventer l'agriculture, ce que les anglo-saxons désignent par farming design. Le Musée des arts décoratifs et du design (MADD) de Bordeaux consacre en ce moment une exposition insolite au design rural. "Paysans designers, l'agriculture en mouvement" présente le travail de cette génération d'agriculteurs pionniers engagés pour nous nourrir tout en régénérant les sols et en préservant la biodiversité.

Paysans designers, l'agriculture en mouvement
Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux
Exposition prolongée jusqu'au 8 mai 2022